Marguerite Burnat-Provins (1872-1952) et La Doges

L’artiste et écrivaine franco-suisse Marguerite Burnat-Provins a fondé en 1905 la « Ligue pour la Beauté » – futur Schweizer Heimatschutz, alias Patrimoine suisse – alors qu’elle demeurait à La Tour-de-Peilz. Ce sont deux excellentes raisons pour la section vaudoise de Patrimoine suisse, qui a son siège dans la même localité, d’honorer cette personnalité hors du commun. Son portrait est rédigé par l’historienne de l’art Anne Murray-Robertson, directrice de la monographie Marguerite Burnat-Provins. Cœur sauvage (Infolio, 2019).

Marguerite Burnat-Provins à 32 ans devant « La Gayole » à La Tour-de-Peilz, 1904, tirage argentique, photographe inconnu. Archives de la Collection de l’Art Brut, Lausanne.

Née à Arras, dans les brumes du Pas-de-Calais, la jeune artiste a puisé dans l’effervescence parisienne fin-de-siècle la rigueur du dessin académique, l’ésotérisme de l’iconographie symboliste, la fraîcheur des déclinaisons florales de l’Art nouveau et le goût pour les arts décoratifs. Son mariage avec l’architecte veveysan Adolphe Burnat, lui aussi formé à Paris, la conduit sur les rives du Léman : le jeune couple s’installe en 1896 à Vevey, au no 20 de la rue d’Italie, dans l’hôtel particulier des Burnat, situé non loin du Grand Hôtel du Lac.

Fils d’Ernest Burnat, aquarelliste et architecte reconnu, Adolphe reprend le bureau paternel en partenariat avec les Nicati. On lui doit les villas Bellaria, l’immeuble Nestlé (actuel Alimentarium) ou encore l’Hôpital de la Providence. Membre de la Commission vaudoise des monuments historiques, il a aussi participé à la restauration des châteaux de Chillon, d’Hauteville et de L’Isle, des églises Saint-Martin et Sainte-Claire à Vevey. Sans doute, les engagements de son mari ouvrirent-ils Marguerite à la sauvegarde du patrimoine.

La jeune artiste expose dans son atelier de la rue d’Italie et y enseigne le dessin, rédige des articles pour la Feuille d’Avis de Vevey et donne des conférences sur le féminisme, l’art et les artistes dans la société – au Foyer du Théâtre à Vevey en 1901 et 1902. Elle s’exprime aussi sur la musique, en 1902 à la Salle du Casino, à propos du compositeur Grétry, et en 1905, à la demande de Gustave Doret, compositeur de la Fête des Vignerons, pour laquelle elle réalise l’affiche de l’édition 1905. Elle va même y ouvrir, au no 50 de la rue d’Italie, une boutique, À la Cruche verte, Ouvrages de dames en tous genres, broderies d’art. Poteries. Bibelots.

Salamandres et perce-neige, [1898], crayon au graphite, encre de Chine et aquarelle sur papier, 31,8 x 48,5 cm.
Musée Jenisch Vevey, Collection d’art de la Confédération (photo Julien Gremaud).

En 1901, le couple déménage à La Tour-de-Peilz, au no 21 de l’avenue Sully (actuel no 41), dans une petite maison baptisée « La Gayole » (la cage en patois artésien). Là aussi, Marguerite Burnat-Provins organise des expositions dans son atelier, au premier étage d’un mazot qu’Adolphe a fait construire dans le jardin. Le rez-de-chaussée sert de lieu d’exposition pour Ernest et Élisabeth Biéler. C’est en 1898, chez les Burnat, qu’elle a rencontré le peintre vaudois qui va lui faire découvrir la grande nature alpine, plus particulièrement Savièse, où elle séjournera tous les étés jusqu’en 1907. C’est à ses yeux la période la plus heureuse et la plus féconde de sa vie, comme en témoignent ses portraits de montagnards (certains seront présentés à l’Exposition universelle de 1900 à Paris), ses scènes de la vie rurale et son intérêt pour les arts appliqués.

A Vevey, elle collabore avec la maison Säuberlin & Pfeiffer (et lie une belle amitié avec le couple Pfeiffer), qui devient son imprimerie attitrée et publie en 1903 son premier livre, Petits Tableaux valaisans, divisé en 50 petits textes ou chapitres accompagnés de 130 aquarelles en 260 tons, un livre qualifié de chef-d’œuvre de bibliophilie par le World Printing Center de Londres. Suivront Heures d’automne (1904), Chansons rustiques (1905), mises en musique par Jaques-Dalcroze, Le Chant du Verdier (1906) et Sous les Noyers (1907).

Militante infatigable, Marguerite lance le 17 mars 1905 dans la Gazette de Lausanne un appel à la constitution d’une « Ligue pour la Beauté ». L’article, intitulé « Les Cancers », dénonce le développement industriel et touristique débridé que connaît alors la région lémanique, entraînant un enlaidissement du paysage, alpin en particulier (voir extrait ci-dessous). Ce texte polémique suscite de nombreuses réactions enthousiastes. L’initiative est soutenue par des personnalités politiques, artistiques et intellectuelles comme Gonzague de Reynold, Ernest Biéler, Émile Bonjour, Adrien Bovy, Daniel Baud-Bovy, Philippe Godet, Édouard Vallet ou encore Paul Ganz. Sa proposition de constituer une « Ligue pour la beauté. Conservation de la Suisse pittoresque » aboutit à la création du Schweizer Heimatschutz. Sensible à la démarche de la Veveysanne, le président de la Confédération, le Vaudois Marc-Émile Ruchet, s’empresse de constituer à Berne, le 1er juillet 1905, un comité central, dont Marguerite devient membre. Cette lutte fera des émules jusqu’à Paris, Londres, Amsterdam et même en Algérie.

Marguerite Burnat-Provins souffre cependant d’isolement artistique et de tensions avec son entourage. L’année 1906 signe son éloignement progressif de la Riviera et d’Adolphe, suite à sa rencontre, à Savièse, de Paul de Kalbermatten, pour qui elle nourrit un amour fou à la source du Livre pour toi, cent poèmes publiés par Säuberlin & Pfeiffer. Elle quitte définitivement les bords du Léman et suit son second mari dans ses missions d’ingénieur à travers le monde sans jamais poser la plume, ni le pinceau. En août 1914, son existence bascule : le tocsin du déclenchement de la guerre la précipite dans un processus créateur de dessins visionnaires, qui l’obsèderont jusqu’à son décès à Grasse. Femme de combat, tourmentée dans sa santé mentale et physique, privée des joies de la maternité, elle se crée une famille de substitution à travers près de 3’000 portraits d’humains et d’oiseaux, réunis en deux corpus : Ma Ville et Ma Ville d’oiseaux.

Anne Murray-Robertson

→ Lire l’article d’Anne Murray-Robertson paru dans le A Suivre (n° 85, septembre 2022).

L’Opinion, Ma Ville, 1929, mine de plomb, aquarelle et gouache sur papier, 48 x 37 cm. Collection privée, Lausanne (photo Genoud arts graphiques, Le Mont-sur-Lausanne).

« Pourquoi cette insulte aux beautés éternelles de la montagne ? pourquoi ce soufflet à une nature si noble, dont le rôle exclusif semblait être de charmer ? […] Comme vous, je trouve commodes l’hôtel qui me nourrit et le wagon qui me transporte en voyage ; je vous demande seulement pourquoi l’hôtel devrait être laid, et la gare hideuse ; expliquez-vous là-dessus. Que le commerce marche, que l’industrie prospère, c’est parfait, si cela rend les hommes plus heureux, ce qui n’est pas prouvé. […] N’aveuglez pas les touristes. Montrez à ceux qui viennent, séduits par la grandeur de nos sites, moins de poteaux, de câbles, de rails et de plaques tournantes ; moins de supports d’affiches et de baraques sans nom ; moins d’inscriptions sauvages et multicolores, grâce auxquelles notre pays, bientôt, ressemblera à une boîte de conserves. […] On peut […] faire un hôtel qui ne soit pas forcément un monstre ; qui ne soit ni cubique, ni blanc cru, ni bardé de zinc, ni aggravé de décorations en ciment » (*)

(*) M. Burnat-Provins, « Les Cancers », Gazette de Lausanne, 17 mars 1905. En ligne sur www.letempsarchives.ch.

Outre la salle de conférence qui lui est dédiée à La Doges, notre section a reçu en 2022 plusieurs ouvrages la concernant de l’Association des Amis de Marguerite Burnat-Provins.

→ Consulter le site de l’Association des Amis de Marguerite Burnat-Provins : www.burnat-provins.ch.
→ Consulter le site du Musée Jenisch, qui lui a consacré une exposition monographique en 2020-2021: www.museejenisch.ch.